Evénement
Colloque « Travail et créativité », 19 et 20 novembre 2015, ESCP-Europe, 79 Avenue de la République, 75011 Paris.
Associer créativité et travail ne va pas de soi tant le travail renvoie selon les individus à des sens et à des univers très contrastés dont certains semblent irréductiblement incompatibles avec la créativité. Quelles peuvent être les relations avec le travail souvent associé au labeur, à la souffrance quand il n’est pas question du tripalium ? Mais de quel travail parle-t-on ?
Les sciences du travail nous enseignent que le travail réel n’est jamais simple exécution du travail prescrit, qu’il y a toujours un écart entre la tâche et l’activité. Ce hiatus entre ce qui est défini comme étant à faire et ce qui est fait conduit effectivement à explorer l’épaisseur du travail, au delà de sa description théorique. On y découvre les processus qui président à une redéfinition de la tâche par adjonction de nouveaux buts correspondants à l’ajustement aux situations concrètes et à des motifs personnels, l’invention de manières de faire qui permettent de singulariser l’activité, la mobilisation et le détournement de moyens visant à dépasser les obstacles rencontrés… Ces obstacles s’éprouvent comme une mise en échec de la maîtrise du procès de travail : en entrant dans l’activité, au delà des représentations de la tâche, du projet visé, nous entrouvrons la porte de l’inconnu et nous risquons alors de prendre conscience à la fois de nos moyens limités mais aussi de la résistance du réel.
L’indéterminisme partiel de l’activité ouvre à l’imprévu : l’imprévu comme obstacle, échec, accident, désaveu ; mais aussi l’imprévu comme occasion essentielle de développement des processus de création, d’inventivité. Puisque travailler n’est pas exécuter, l’activité est une aventure, où puiserait pour une part la créativité. En ce sens, elle est une voie d’accès privilégiée au dégagement de la répétition, l’occasion de développement de nouvelles sensibilités, de nouvelles habilités, de nouveaux buts.
Travailler suppose de puiser à la fois dans l’inventaire des ressources disponibles et dans l’invention. Ce qui est donné, déjà là, les normes antécédentes, qu’elles soient produites par les prescripteurs du travail, par les règles de métier ou celles du collectif de travail, sont mises à l’épreuve du réel dans l’activité. Et les imprévus, les obstacles rencontrés sont autant de sollicitations à l’invention et à la transgression.
Arts de faire, métis, bricolage, intelligence pratique, renormalisation, stylisation … autant de conceptualisations de la puissance inventive engagée dans le travail vivant. S’y jouent ici non seulement la question de l’efficacité de l’activité mais aussi celle de la santé.
La créativité apparaît à la fois comme moyen permettant de se dégager des contraintes du travail, des tensions et contradictions entre de multiples déterminants, de développer une activité propre, personnelle et personnalisante, de reconfigurer son milieu de travail, d’exister comme sujet. Aussi, elle n’est pas seulement instrumentale, au sens de nécessaire pour faire ce qu’il y a à faire, mais elle requiert et manifeste une invention et un développement de soi. Elle renvoie aux possibilités et capacités d’initiatives du sujet dans un champ de contraintes et de normes.
Précisons que la créativité n’est pas synonyme d’innovation, bien que les effets de cette dernière puissent conduire à rejeter certaines normes sociales pour en proposer de nouvelles. L’innovation entendue comme processus d’influence au service du changement social, peut se réduire à introduire un procédé nouveau au sein d’un processus de production. Elle se démarque de la créativité qui concerne le sujet dans son travail et, réciproquement, le travail dans son sujet. La créativité et l’innovation se rejoignent néanmoins sur le constat que, contrairement à ce que nous dit le monde enchanté de la doxa managériale, l’une et l’autre ne vont pas de soi. La créativité nécessite sans doute des conditions de travail à la fois individuelles et collectives qui échappent à toute pensée processuelle et systémique par trop réductrice de l’intelligence humaine et de ses mystères. La doxa managériale replie trop souvent la nouveauté dans l’innovation du côté de la soumission du Sujet à la norme. Cela suggère qu’une identité d’intérêt et de finalité présidera à l’advenue du Sujet et de l’organisation du travail. Au fond, l’innovation pensée de la sorte est utile d’un point de vue social à l’émergence et à la promotion de la représentation d’un travailleur qui occulterait les rapports sociaux de domination dans nos sociétés démocratiques. Elle permettrait de satisfaire les demandes de production / consommation de l’ordre marchand. De même que l’injonction paradoxale à « faire preuve de créativité » dans des contextes de travail de plus en plus contraints révèle souvent une sollicitation à la créativité pour compenser le défaut de ressources données afin que le travail puisse se faire. Les problèmes sur lesquels la créativité s’étaye, les normes de production requises, le système d’évaluation, les situations de travail, la division sociale du travail, le rôle des pairs, le poids de la hiérarchie, l’intervention du client, … sont autant de caractéristiques de l’organisation du travail dont le caractère ambigu vis-à-vis de la créativité ne manque pas de poser question. La créativité est-elle une résultante de l’organisation du travail ou une perturbation de l’organisation du travail ?
La créativité, telle qu’envisagée ici, serait une réalité singulière bien que collective qui permettrait une expression sociale du désir dans le travail. Mais à quelles conditions est-elle possible ? Ou, à contrario, quels sont ses empêchements, tant du coté du sujet que de son environnement ?
Compulsion de répétition, anesthésie du désir, érosion de la vie, poids de l’exigence de conformité aux règles et normes dominantes, défaut de marges de manœuvre, d’espaces de liberté ? Est-il possible de ne concevoir la créativité que suivant des conditions de liberté dans lesquelles la spontanéité serait libérée des déterminations et conventions ? Dans la réalité des pratiques professionnelles peut-on être créatif sans contrainte, sans éprouver le manque ou la perte ? Comment intégrer la question de la destination de l’acte créatif pour envisager sa réception sans laquelle la reconnaissance de la créativité est compromise ? Quels sont les dispositifs qui faciliteraient la créativité ? Est-il possible de définir des environnements propices à l’expression créative ? Doit-on envisager différents types d’inventivité, de créativité ? Comment penser le passage de la créativité à la création ?
L’investigation des processus créatifs, de la créativité au travail de la création, suppose sans doute de réarticuler imaginaire et réel, rationalité et sensibilité, répétition et variation, limites et dépassements, technique et social, invention et réception … Elle suppose aussi la mobilisation d’approches disciplinaires, théoriques et méthodologiques complémentaires pour éclairer le phénomène complexe de la créativité.